Jusqu’ici, le prix avait plus souvent honoré les initiateurs d’avancées théoriques marquantes (sur le comportement des marchés, la construction des prix, les modèles de croissance, etc.). Mais Angus Deaton, né en 1945, professeur à l’université de Princeton (Etats-Unis), « tient les deux bouts », remarque Camille Landais, économiste à la London School of Economics, dans tous les champs qu’il a explorés : la consommation, la pauvreté, le développement et la mesure du bien-être. Il n’a cessé de confronter les modèles avec les données qu’il réunit ; et de construire de nouveaux modèles à partir de ces données.
Un modèle pour comprendre les variations de la consommation
Ainsi, Angus Deaton est « le père de l’analyse de la demande des consommateurs », rappelle Marc Fleurbaey, un collègue de M. Deaton à Princeton. Il a construit à la fin des années 1970 le modèle encore le plus utilisé pour comprendre les variations de la consommation. A l’époque, il s’agit de comprendre pourquoi les politiques keynésiennes de relance ne parviennent pas à dissiper la prudence des consommateurs. Les keynésiens prônent une accentuation de ces politiques, les néoclassiques affirment que les consommateurs « anticipent rationnellement » une ponction prochaine de leur pouvoir d’achat due à l’accroissement des déficits publics.
Angus Deaton, lui, s’efforce de recueillir toutes les données possibles sur la consommation réelle, les motivations des consommateurs, leurs réactions face aux changements de prix. Il s’intéresse aux comportements individuels, et non à des données agrégées de consommation, afin de nourrir de nouveaux modèles explicatifs. Sa publication avec son collègue John Muellbauer en 1980 dans l’American Economic Review fait sensation. Ses travaux débouchent sur une application concrète : la comparaison entre les niveaux de vie de pays différents, grâce au calcul en « parité de pouvoir d’achat » (PPA). Jusque-là, en effet, les économistes faisaient ce type de comparaison à partir d’échantillons représentatifs des biens consommés dans chaque pays. Angus Deaton met au point un modèle de révision régulière des PPA.
Une nouvelle approche de « l’économie du développement »
Dans les années 1980, fidèle à sa méthode, il étudie les comportements des plus pauvres en Inde, au Sri Lanka, en Côte d’Ivoire, et en particulier l’influence réciproque entre état de santé et niveau de revenu. En Inde, il travaille sur le terrain avec l’économiste Jean Drèze, par ailleurs activiste engagé dans la lutte contre la pauvreté. Ce n’est pas un hasard si le premier hommage rendu sur le site du prix Nobel pour la réception de son prix est celui d’un collègue indien. Il réunit là encore des milliers de données sur la consommation des pauvres, s’interrogeant par exemple sur la différence des réactions selon qu’une aide sociale est donnée à la femme plutôt qu’à l’homme au sein d’un ménage, etc.
Cette approche microéconomique ouvre la voie à une nouvelle approche de« l’économie du développement », attachée jusqu’alors à déterminer des « modèles de croissance » aptes à dicter les choix des gouvernements. « La mesure de la pauvreté et la collecte soigneuse de données sont de la plus haute importance, et je suis ravie que cela ait été reconnu » à travers ce prix, se réjouit Esther Duflo, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), dont les travaux sur la lutte contre la pauvreté s’appuient d’abord sur des expérimentations de terrain.
Cette approche a aussi débouché sur un outil pratique : le calcul par la Banque mondiale du seuil de pauvreté, qui détermine le champ des politiques publiques. Julien Damon, professeur à Sciences Po, rappelle que ce seuil a été révisé il y a quelques jours pour la troisième fois en trente ans (il est passé de 1,08 dollar par jour à l’origine à 1,25 dollar en 2005 et 1,90 dollar aujourd’hui) par la commission dirigée par Tony Atkinson, un collègue d’Angus Deaton dont les travaux sur le sujet ont compté tout autant.
La mesure subjective du bien-être
Plus récemment, dans les années 2000, Angus Deaton s’est intéressé à la mesure subjective du bien-être, là encore plus attentif au vécu des individus qu’à la théorisation de leur rationalité. « Il a par exemple montré que l’indicateur de bien-être des Américains est plus élevé le jour de la Saint-Valentin, quelle que soit la situation objective », s’amuse Marc Fleurbaey, qui explique qu’Angus Deaton a aussi montré que, au-delà d’un certain seuil de revenus, il n’y a pas de lien entre sentiment de bien-être et niveau de revenus…
Angus Deaton a réuni la somme de ses observations dans un ouvrage publié en 2013, hélas non traduit : The Great Escape – Health, Wealth, and the Origins of Inequality (La Grande Evasion : santé, richesse et les origines de l’inégalité), une sorte d’équivalent américain du Capital au XXIe siècle, de Thomas Piketty, mais plongeant plus loin dans l’histoire humaine pour analyser celle-ci comme une succession de transitions technologiques améliorant sans cesse la productivité et la santé, affranchissant ainsi un nombre croissant d’êtres humains de la pauvreté et de la maladie. Mais ce bel optimisme est aussitôt tempéré par l’observation que tous les hommes ne bénéficient pas de ces transitions en même temps ; ce qui creuse régulièrement d’immenses fossés d’inégalités au sein de l’humanité, fossés que seul le temps efface… jusqu’à la prochaine transition. Nous sommes, actuellement, au beau milieu d’un tel fossé.