Pourtant, ce sont bien des journalistes qui ont été victimes de terroristes. Ceux de Charlie Hebdo comme ceux kidnappés sur les fronts de guerre du Moyen-Orient. Le meurtre de journalistes montre plus que jamais que la profession est vivante : on ne tue pas les morts. Une profession importante, l’un des piliers de la République.

Car il ne suffit pas de suivre des dogmes pour être terroriste, il faut aussi se trouver une bonne cible. Ainsi zigouiller des irrévérencieux, calme les ardeurs de leurs successeurs et installe le contexte idéal à une bonne zizanie génératrice du chaos recherché. Ce que seuls les journalistes peuvent contrecarrer.

Raconter, dévoiler et moquer

C’est bien là le système démocratique qui est attaqué par des intégrismes, des fascismes, en en touchant l’un des rouages. Or, le système démocratique est entièrement fondé sur l’exactitude de l’information. Si le citoyen n’est pas rigoureusement informé, le vote n’a pas de sens.

L’information revient à raconter, dévoiler et moquer. L’analyse et le commentaire n’étant pas l’apanage du journaliste ; scientifiques, politiques et commentateurs divers de la société civile ayant droit de citer en la matière. Aux journalistes la charge des reportages, enquêtes et caricatures. Trois activités qu’il est possible d’exercer en France sans risquer de lourdes peines de prison ou 1000 coups de fouet. La liberté de la presse n’est pas contestable ici en France. Il n’en est pas de même pour la liberté d’expression.

J’en vois trois entraves : la première, idéologique, est la morale bien-pensante, celle que pourfend Charlie Hebdo depuis des décennies et qui reste toujours à l’affût pour s’imposer à nouveau. Elle inonde les plateaux de télévision et réalise parmi les meilleures ventes en librairies. Réactionnaire, ringarde et désuète, elle énonce de faux tabous pour s’en poser pourfendeur et ne repose sur aucune constatation de la vie réelle mais sur un jus de cerveaux, pressé dans quelques salons mondains ou arrières boutiques politicardes.

La deuxième entrave à la liberté d’expression des journalistes sont les lobbys économiques, avec notamment les inquiétantes concentrations de la presse. Les actionnaires de groupes de médias se préoccupent évidemment des résultats de leurs activités plutôt que du projet éditorial d’une rédaction, même sincère. La liberté d’expression finit là où l’intérêt commence. Et l’intérêt économique semble désormais l’emporter sur la nécessité de transparence inhérente à toute démocratie.

Un amendement mesquin subrepticement glissé sans concertation à la loi Macron pendant que tout le monde était Charlie, introduit l’inquiétante notion de «secret des affaires». Les journalistes et les lanceurs d’alertes devront légalement passer sous silence «une information non publique, qui fait l’objet de mesures de protection raisonnables» et qui a «une valeur économique». Avec cette loi, il n’aurait pas été possible de dénoncer l’affaire Karachi, celle du Médiator ou encore celle du Crédit Lyonnais. Une censure marquée dans la loi. Une loi débattue actuellement à l’Assemblée Nationale.

Mais une troisième entrave est la conséquence des précédentes : le diktat du lecteur roi. L’erreur, trop répandue, de lui donner ce qu’il veut entendre (ou ce que les décideurs pensent qu’il veut entendre), plutôt que ce qu’il doit entendre. Comme le politique navigue aux vents de sondages d’opinions, les décideurs de presse se gonflent d’enquêtes de lectorat et de conversations au bar PMU d’en bas.

Reportage Pizza

Nous voilà donc dans l’ère du «reportage Pizza», un rédacteur en chef commande, les journalistes préparent, le secrétaire de rédaction enfourne et le lecteur s’empiffre, ne trouve pas ça bien bon mais en reprend quand même un peu, comme dans n’importe quel fast-food. Même si ça n’est pas bon pour la santé de la démocratie.

Depuis peu, beaucoup de médias, novateurs comme traditionnels, luttent contre cela. Reprennent leur liberté. Mais ce qui accroît la liberté augmente d’autant la responsabilité. Le journaliste, par la transversalité de ses relations avec la société, ceux qu’il côtoie comme ceux qu’il informe, des gens les plus modestes aux grands de ce monde, est porteur d’une importante responsabilité.

Mais il ne doit pas avoir peur d’aller au bout de ses pensées, de ses observations. «Et l’objectivité!» crieront les bien-pensants… Et bien c’est une illusion, un leurre, un paravent que l’on place devant ses insuffisances intellectuelles et professionnelles. L’objectivité n’existe pas, même s’il faut s’efforcer de tendre vers elle. Pour trouver, il faut savoir ce que l’on cherche. Pour comprendre, il faut se poser des questions. Douter. Le «journaliste objectif autoproclamé» ne doute pas, il ignore et tente de le maquiller.

Porter la plume dans la plaie

Je crois donc en la subjectivité honnête, c’est ainsi que j’exerce mon métier, un journalisme engagé, non militant, qui s’efforce comme le résumait Albert Londres à «porter la plume dans la plaie». Comme Charlie Hebdo mène ses caricatures finalement.

Et c’est en toute honnêteté que Charlie n’a pas intégré un bouleversement profond dans la société française (pas moins qu’aucun média d’ailleurs). A ses débuts, Charlie faisait rire le peuple en moquant les gens de pouvoir, quand aujourd’hui une partie non négligeable des classes populaires se sent humiliée par les caricatures de ce à quoi elle se raccroche, en mal d’une identité pleinement française, l’islam. Caricatures qui font désormais rire les classes moyennes supérieures, les intellos, les biens intégrés, même s’ils n’en sont pas du tout méprisants des classes populaires urbaines, bien au contraire.

Il me semble que le «Je ne suis pas Charlie» des quartiers populaires n’est rien de plus qu’un Avatar de la lutte des classes. L’islam n’en étant qu’un voile, transparent. Mon livre French Deconnection qui décrit de l’intérieur la complexité des rapports au sein des quartiers populaires marseillais, ne comporte pas une seule fois les mots Islam ou musulman. Pas par choix, c’est un confrère qui m’en a fait la remarque. Simplement parce qu’il n’y avait rien à observer, le replie identitaire n’étant qu’une conséquence de ce qui m’a par contre sauté aux yeux, les mécanismes d’une ghettoïsation implacable. Des Sisyphe dans une boule à neige. Un contrat social passé à la broyeuse. Et qui portait le sceau de la laïcité. Notre devoir de journaliste est d’informer. C’est tout.

Il y a sur ces fronts de guerre du monde entier ces reporters qui racontent la réalité des combats, de leurs causes et de leurs conséquences. Il y a dans nos banlieues, nos cités occidentales ces journalistes qui décrivent les violences sociales rendant certains habitants vulnérables à la propagande jihadistes.

Un jihad mondialisé dont les fatwas se téléchargent et se mettent à jour comme une application de smartphone aux marques E.I., Daesh ou Al-Qaeda. Un obscurantisme qui se «like» et se «retweet» sur les réseaux sociaux, ici, caisse de résonance du vide, illusion d’aventures, plus que foi en quoi que ce soit.

Et quelques caricaturistes pour leur faire péter des calembours dans la gueule. L’humour, la déconne, la dérision, le potache comme arme politique contre les dogmatismes. Avec au bout du crayon des types drôlement sérieux. Tant que l’on se parle, on ne se tue pas. Même si l’on se moque.

La vigilance éternelle

Raconter, enquêter, moquer. Reportage, investigation, caricature. L’information n’a de sens que dans sa diversité, mais notre profession n’aura de cohérence que dans son unité. Nous portons la plume dans la plaie, Charb la leur aurait probablement griffonnée ailleurs … dans un même dessein.

La liberté d’expression a un prix, celui de la vigilance éternelle. Ce qui ne doit pas être dit ne gagne pas à être caché, mais à être écrit. Nous subissons, en partie avec les réseaux sociaux, une vague d’obscurantisme où l’opinion vaut mieux que les faits. Se créent alors des courants, agrégats idéologiques des «pour» et des «contre», qui s’affrontent indéfiniment, chacun avec sa propagande.

Pour les journalistes, acteurs premiers de la compréhension du monde, l’idée générale est à fuir, la culture générale à rechercher, pour un savoir porteur de responsabilité, celle des gens libres de penser.

Leçon inaugurale de la soirée de remise des diplômes de l’Institut Français de Presse à la Sorbonne, le 21 janvier 2015.

Philippe PUJOL Journaliste, lauréat 2014 du prix Albert-Londres, auteur de «French Deconnection»